Les polycontes, un projet pédagogique
Introduction
Le plurilinguisme français, lié à la fois à l’histoire de la France et à son actualité, est de fait un plurilinguisme « pluriel ». À celui-ci s’ajoute, en classe, la situation très délicate des élèves francophones en souffrance. Pour les enseignants du primaire et les professeurs de Français, le défi est quadruple : enseigner le français de communication, poser le support des autres disciplines, préparer aux examens et enseigner sa langue à un futur citoyen riche de son identité culturelle.
Les deux problématiques récurrentes qui se manifestent dès les petites classes sont celles de la lecture et de l’enseignement du vocabulaire. Il s’agira par conséquent d’interroger les processus d’acquisition des « compétences plurilingue et pluriculturelle »1 à travers une collection pour la jeunesse.
« Les petits polycontes2 » est une collection de contes et comptines multilingues écrits pour des enfants de 3 à 6 ans. La ligne éditoriale repose sur quatre piliers : l’éveil aux langues comme facteur d’ouverture culturelle propice au respect ; le plaisir et la curiosité de lire, quelle que soit la langue choisie ; l’enrichissement du vocabulaire ; la consolidation des compétences linguistiques3. Chaque ouvrage est accompagné de supports destinés à accompagner la vie du livre jusque dans les classes auprès des enseignants.
La présentation dont il est question ici est la restitution de notre expérience de terrain avec les petits lecteurs concernés.
Les constats
Des langues régionales à celles que portent les populations en migration, des langues scolaires à celles que nos élèves apprennent désormais seuls au moyen de tutoriels afin d’accéder à une culture qui les intéresse (par exemple la culture Manga), des langues perçues comme revendication d’identité dans certains quartiers aux langues anciennes ou encore à celles qui existent uniquement dans les livres ou les œuvres d’art (la langue « elfique » de Tolkien n’est pas un cas isolé), le plurilinguisme français, lié à la fois à notre histoire et à notre actualité, est de fait un plurilinguisme « pluriel ». À celui-ci s’ajoute, en classe, la situation très délicate des élèves francophones en souffrance.
Pour les enseignants du primaire et les professeurs de français en France, le défi est donc quadruple :
enseigner le français de communication, sorte de trousse de premiers secours de l’élève ;
poser le support des autres disciplines (qui seront aussi son support) ;
préparer aux examens où la maîtrise de la langue, l’analyse stylistique et l’étude grammaticale tiennent une place importante dès le brevet des collèges, et désormais jusqu’au baccalauréat (les compétences grammaticales seront désormais évaluées au cours de l’oral (session 2020) ;
enseigner la langue du futur citoyen qui pourra alors assumer en toute conscience la richesse de son identité et son plurilinguisme.
Illustration 1 – Mous ek Ti Koulibri-a (bilingue créole-français).
Deux questions récurrentes sont au cœur de ce défi, dès les petites classes : celles de la lecture et du vocabulaire.
Les enfants ne savent pas lire ? Choisir, conceptualiser, assembler, c’est le principe du jeu de Lego… Et ce n’est autre que le principe même de la lecture.
Les enfants manquent de vocabulaire ? Quand il s’agit de Pokemon, un enfant de maternelle est capable de citer une cinquantaine de noms de personnages, d’en connaître les évolutions et d’en imaginer les interactions alors même que les règles du jeu lui échappent.
Ces jeux ont un point commun, ils tissent un lien affectif entre leurs deux mondes – celui des Lego/Pokemon – et l’enfant.
Chaque nom de Pokemon ouvre un monde, comme une porte : c’est un symbole, un signe… C’est ce que sont les mots pour nous. Mais à l’inverse de tous ceux, poussiéreux et morts, qui semblent inutiles à nos élèves dès qu’ils ont franchi le seuil de la classe (métaphore, euphémisme, conjonction…), ce sont des mots vivants.
Illustration 2 – Des briques comme des Lego.
Dans ce contexte, l’histoire des langues régionales en France est riche de sens car, gommées dans un premier temps, elles ont désormais franchi la porte des classes pour être enseignées aux élèves qui le souhaitent. Ainsi, en territoire multilingue, nous voilà avec mille mots – vivants et morts – pour désigner chaque élément du monde. Malédiction de Babel ou pouvoir magique ?
Dès lors, il est intéressant d’interroger les processus d’acquisition des « compétences plurilingue et pluriculturelle ». Nous allons pour cela nous appuyer sur l’expérience que mène en ce sens un éditeur français avec sa collection de contes et comptines pour l’éveil aux langues de tout-petits.
Les petits polycontes
« Les petits polycontes®, Petites histoires pour petits polyglottes », est une collection multilingue de contes et comptines écrits pour des enfants de 3 à 6 ans. À l’origine, il s’agit d’un travail sur l’imaginaire et les territoires des Antilles. De ce fait, même si le champ éditorial de la collection s’est très vite étendu à d’autres régions, le cadre des histoires conserve la trace cet ancrage antillais, dans un parti pris de métissage des cultures.
La ligne éditoriale
Les textes premiers sont rédigés en Français, rythmés et assonancés. Ils sont ensuite traduits en langues de France (créoles et langues de l’Hexagone). Ils assument ce travail tout particulier accordé à l’écriture par les sons, les constructions, le vocabulaire ou les images dans les deux langues de chaque volume. Le traducteur dispose d’un espace où il pourra justifier ses choix de traduction et/ou partager les subtilités de sa langue.
Par la narration, chaque conte partage ou illustre un certain nombre de mots complexes pour les petits auditeurs-lecteurs (Rémi le colibri est minuscule ; Mousse, la petite chatte qui chasse, se tapit ; Manicou le petit marsupial-Père Noël, porte un présent dans sa poche…)
Par le jeu, l’auteure tisse un lien entre la langue et les éléments qu’elle désigne. Ce jeu peut reposer sur les activités proposées en ateliers, avec des prolongements sur le site internet de l’éditeur et un relais sur les réseaux sociaux.
Polycontes et polyconteurs
L’esprit du jeu se retrouve dans la création de tout un vocabulaire ludique et une nomenclature propre autour de ces « polycontes »5 :
les « polydocs » sont les extraits documentaires destinés aux enseignants et aux parents pour l’accompagnement de la lecture ;
les « polyconteurs » sont à la fois les auteurs/traducteurs et les lecteurs qui se prêtent à l’exercice de partage des langues auquel chaque histoire les invite ;
ce sont aussi les enseignants et les accompagnants désireux de développer des activités autour des langues par les biais des polycontes ;
et la « polylecture » désigne l’activité ludique qui consiste à mettre en relation les diverses versions de la même histoire pour tisser naturellement les liens entre des langues différentes.
Tissages
Animations et dialogues
Sur le terrain, les auteurs et les traducteurs partent à la rencontre des jeunes lecteurs. Cela donne lieu à des retours de lecture souvent très intéressants qui permettent d’éprouver les choix opérés au moment de la conception des livres.
Ils apportent quelquefois des éclairages nouveaux, voire inattendus, grâce au changement de perspective.
Par exemple, les enfants ne demandent pas d’éclaircissement sur la notion relativement complexe de « se tapir », qui apparaît finalement comme évident par homophonie avec le « tapis »… tout plat !
En revanche, ils nous surprennent quand ils s’expriment sur les différentes interprétations d’une même illustration. Ils se montrent plus réactifs et/ou perturbés par des différences de forme (rectangulaire vs ovale, une patte plus longue ou une queue plus épaisse, un élément présent ici et absent là) que par la chromie. Cette information – couleur vs noir et blanc – est la dernière à être évoquée.
Illustration 3 – Plusieurs représentations proposées du chat « tout plat »,
ovale et rectangulaire, en noir et en couleur.
Dans la mesure où l’illustration est considérée comme l’une des traductions-interprétations possibles – et qu’elle est souvent considérée par les éditeurs comme un critère majeur d’attractivité – c’est une forme de réception qui interpelle. Sans en tirer de conclusion hâtive, il est légitime de se demander si les tout-petits, qui sont le lectorat cible de cette collection, y attachent autant d’importance que les adultes le pensent…
Enfin, une rencontre dans le cadre de la Journée des langues de l’université de Perpignan Via Domitia6, a donné lieu à une petite expérience-jeu avec les étudiants étrangers, à qui nous avons présenté un Polyconte en posant la question : « Qu’est-ce que c’est que cela ? »
Toutes les langues de tradition écrite ont un mot pour « livre », et même plusieurs, en fonction de l’aspect, du contenu, de l’âge pour lequel le livre a été conçu. L’étudiante du Bénin, en revanche, qui tenait à représenter la langue Goun a dû utiliser l’alphabet latin, afin de partager le son du mot, et choisir entre des mots qui avaient davantage trait à l’histoire, à la mémoire et à la tradition.
Illustration 4 – Les étudiants interrogés lors de la journée des langues de l’université de Perpignan
affichent le mot « livre » chacun dans sa langue. De gauche à droite : hindi, chinois, arabe, Goun (Bénin).
Tous ces jeux permettent d'approcher les langues et de partir à la rencontre de ceux qui les parlent en ne les dénuant pas de leur aspect culturel : leur profondeur.
Métissages : de Mousse à Musca
La publication du premier volume, en créole martiniquais7 répondait au souhait de l’éditeur de proposer, pour les enseignants des classes de maternelle, un support ancré dans le territoire des petits lecteurs.
1. Enrichissement du français
L’illustration placée en vis-à-vis sert de confirmation ou d’aide à la compréhension de la situation « Mousse louche et se tapit ». Lors des animations dans le cadre scolaire, les enfants comprennent généralement le verbe en contexte et sont capables d’en mimer le mouvement pour l’expliquer.
2. Éveil aux langues
Les enfants sont sensibles à la traduction de « minuscule » en créole. « Toupiti » est pour eux transparent ; le redoublement de « ti » vient l’accentuer pour le faire passer de « tout petit » à « minuscule ». Il est alors amusant de travailler avec eux sur les nuances, l’effet des sonorités, comme sur l’existence, ou non, d’un mot dans une langue.
Rémi, le minuscule colibri / Rémi sé an toupiti ti-koulibri – Mousse et loiseau-mouche version créole.
Dans chacune des versions (ndyuka, catalane, allemande, latine, occitane) chaque traducteur attire l’attention sur un élément particulier de sa langue, ou sur les écueils de traduction :
En un tour de main, elle devient… Compère Lapin ! / I en un tres i no res, e la esdevé… el burleta Sr. Conill ! (le facétieux Monsieur Lapin) – Le carnaval des animaux (catalan).
« Quand il vole, on dirait que le colibri danse. C’est pourquoi le traducteur a utilisé trois expressions différentes : Dansi uman, “la femme danseuse”, Dansi foo, “l’oiseau danseur” et Kusenge, le nom le plus ancien, qui signifie “oiseau minuscule” – Mousse et l’oiseau-mouche (nduyka).
Parfois, la réalité que désignent certains mots n’existe tout simplement pas dans le territoire d’origine de la langue (le traîneau du Père Noël ?)8.
3. Tissage des disciplines
Le projet s’enrichit donc non seulement de nouvelles traductions, mais aussi des liens qu’il invite à tisser avec les autres disciplines enseignées en classe.
Dans Le carnaval des animaux, la référence à l’œuvre de Camille Saint-Saëns est évidemment voulue, comme l’invitation à s’interroger sur le masque, l’identité, le regard ou l’amitié dans ce volume.
Le colibri du premier volume, quant à lui, incitait plutôt à jouer avec les chiffres et les nombres (« L’oiseau de tous les records »).
4. Tissage des cultures : de la Catalogne au Salon du livre de Paris
En un an d’existence, le réseau des « polyconteurs » s’est associé à plusieurs projets scolaires ou associatifs, de la maternelle au lycée. Le travail des élèves cuisiniers du lycée français d’Andorre, tous allophones, a été intégré au Carnaval des animaux.
Ils ont élaboré et rédigé une recette de cuisine pour les petits lecteurs, ainsi que des fiches de vocabulaire. Le livre a été présenté au salon du livre de la porte de Versailles, à Paris. Les voilà polyconteurs…
I llustration 5 – Le travail en classe des élèves cuisiniers du lycée Comte-de-Foix : Réalisation et rédaction d’une recette adaptée pour de jeunes enfants ; travail sur le texte9 ; réalisation de fiche-cuisiniers en jouant sur la paronymie.
Illustration 6 – La recette dans le livre
Bilan
La collection « Les Petits polycontes » repose donc sur les principes et objectifs suivants :
considérer l’éveil aux langues comme un facteur d’ouverture culturelle propice au respect ;
développer le plaisir et la curiosité de lire quelle que soit la langue choisie, enrichir le vocabulaire, consolider les compétences linguistiques ;
proposer des supports aux textes travaillés et porteurs de valeurs positives ;
accompagner la vie d’un livre jusque dans les classes auprès des enseignants.
La présenter ici, au congrès EDiLiC de Lisbonne était donc extrêmement important pour nous puisque, comme notre présentation le montre, le projet s’enrichit et évolue grâce aux critiques, conseils et rencontres faits depuis un an. C’est un projet qui se veut dynamique par le fait même qu’il porte sur la langue/les langues… dans leur champ d’évolution permanent.
Ressources bibliographiques
1. Concernant les dynamiques d’apprentissage des langues : https://journals.openedition.org/sejed/493 : note de lecture de Françoise Hickel au sujet de Danièle Moore, Plurilinguismes et école, Éditions Didier, collection LAL, Paris, 2006, 320 p.
Concernant les dynamiques d’apprentissage des langues, nous avons trouvé ces idées préconisations intéressantes, en lien avec notre projet :
penser l’apprentissage et l’enseignement des langues en bilingue ;
réinterroger la définition et la caractérisation de la compétence plurilingue ;
assumer l’idée de compétences inégales ou partielles ;
développer la curiosité, le désir, l’ouverture, la confiance (qui favoriseront la formation d’hypothèses susceptibles d’être remises en cause). Principe même de ce que va proposer la collection en assumant des traductions alternatives…10
2. XXVe Biennale de la langue française : Intervention de Gaid Evenou, septembre 2013. Problématique : les approches plurielles des langues et des cultures.
3. Projet Eole : Éducation et ouverture aux langues à l'école : Intervention de Frédéric Miquel, IA-IPR de Lettres-FLS, collège Jean-Moulin d’Alès, 29/03/2018. Problématique : Le plurilinguisme en Français Langue Seconde au service de tous.
Ouvrages de la collection « Les Petits polycontes », Scitep Jeunesse, Paris
Mousse et l’oiseau-Mouche – Caroline Chemarin
Traductions : Térez Léotin (créole martiniquais), Patricia Gall (catalan), Milton Simiesong (ndyuka), Olivier Rimbault (latin)Ti-Jean et Ti-Manicou Noël – Caroline Chemarin
Traductions : Térez Léotin (créole martiniquais), Susanna Peidro i Sutil (catalan), Milton Simiesong (ndyuka)Le Carnaval des animaux – Caroline Chemarin
Traductions : Igo Drané (créole martiniquais), Susanna Peidro i Sutil (catalan), Stéphane Bourdoncle (occitan) Nicole Bringmann (allemand)
Notes
Présenté au 8e colloque Edilic, Lisbonne 11, 12 et 13 juillet 2019.
Telles qu’abordées dans les travaux de Moore, Coste, Cavalli, Castellotti et Zarate.
« Les Petits Polycontes, petites histoires pour petits polyglottes », Scitep Éditions, Paris.
Les textes, rédigés en français, rythmés et assonancés, sont ensuite traduits. Par la narration, chaque conte introduit un certain nombre de mots complexes et par le jeu, il tisse un lien entre la langue et les éléments qu’elle désigne.
Néologisme inventé par l’éditeur.
Dans le cadre de de la 1re Journée internationale de l’université de Perpignan Via Domitia, 4 octobre 2018.
Mous ek ti koulibri-a / Mousse et l’oiseau-Mouche, Caroline Chemarin & Térèz Léotin, Les Petits polycontes, Scitep Jeunesse, Paris, 2018, 20 p. (nouvelle édition 2020).
On se rend compte, à l’inverse, que les langues des pays colonisateurs, qui embarquaient des scientifiques sur leurs bateaux, ont tout répertorié, classé, renommé… Partout où ils ont accosté. Étudier les langues, c’est aussi étudier notre histoire.
Construction de règles utiles, comme la règle de l’impératif : « poselais » = « pose-les ».
C’est assez révolutionnaire, en fait, parce que la poésie est l’archétype de la langue fixée parce que travaillée comme un matériau. En proposant des traductions alternatives, on assume la dynamique de la langue vivante : le texte de départ demeure conte-comptine fixe alors que sa traduction peut être négociée en fonction des choix et de l’interprétation de chacun. Si l’enfant peut choisir, proposer ou négocier sa propre traduction, on construit une sorte de jeu confiant.
Caroline Chemarin, professeure de lettres à l’école Comte de Foix d’Andorre & Mylène de Fabrique Saint-Tours, présidente et fondatrice de Scitep Éditions
Cette intervention a été présentée dans le cadre du 8e colloque Edilic à Lisbonne les 11, 12 et 13 juillet 2019.